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Tribune de Nicolas Dufourcq : Comment gravir les sommets de la guerre, du climat, du vieillissement et de l’immigration avec un État endetté ? - publiée dans Le Figaro du 8 mai 2024

15 Mai 2024

Temps de lecture : 6min

TRIBUNE - L’Europe et la France entrent dans un nouveau cycle de trente ans, marqué par un quadruple défi : la dette de guerre, la dette sociale, la dette climat, et la dette démographique, analyse le directeur général de la Banque publique d’investissement, Nicolas Dufourcq.

Il a publié « La Désindustrialisation de la France » (Odile Jacob, 2022, 384 pages, 27,90 €.)

On dit que les siècles commencent dans leurs années 20. Et en effet, en ce printemps, le brouillard se dissipe. Nous comprenons que nous avons changé, peut-être pour un cycle de trente ans, de régime géopolitique, financier et social en Europe.

Sur le front de la géopolitique, nous sommes dans une guerre qui va durer. L’Ukraine est indépendante depuis trente-deux ans et veut son accession à l’Union, alors qu’elle est toujours considérée par la Russie comme sa Bourgogne. Pour nous au contraire, la grande Russie de Poutine est un anachronisme, le dernier empire non démantelé du XXe siècle. Mettre fin à cette situation prendra non pas quatre ans mais peut-être trente ans. Trente ans de guerres qui vont peser terriblement sur les finances européennes, d’autant plus que la Russie nous attaquera sur le flanc sud et au Moyen-Orient avec le soutien financier et technologique de la Chine. C’est une première dette qui n’est pas dans le bilan de la France.

Si nous sommes normalement constitués, nous voyons bien que nous sortirons complètement ruinés du XXIe siècle, et donc à la merci des grandes puissances

Sur le plan financier, nous attaquons cette géopolitique fatale avec un État grevé de trois autres dettes hors bilan : celle du vieillissement de la population et de l’explosion consécutive du système de santé, celle engendrée par la décarbonation nécessaire de notre économie, et celle résultant du caractère irrépressible des flux migratoires Sud-Nord. Or nous allons vers ces quatre sommets himalayens, la dette de guerre, la dette sociale, la dette climat, et la dette démographique, avec un déficit primaire de nos finances publiques, la pression fiscale la plus élevée du monde et un endettement qui est déjà, et pour des décennies, au-dessus de 110% du PIB. Si nous sommes normalement constitués, nous voyons bien que nous sortirons complètement ruinés du XXIe siècle, et donc à la merci des grandes puissances. Nous ne sommes pas seuls. Tous les pays de l’ancienne Europe de l’Ouest se posent les mêmes questions, avec la même angoisse, chacun avec ses particularités historiques.

Ils partagent une réponse : c’est l’économie qui nous sauvera, par l’innovation, la quantité de travail, tout ce qui vient de l’élan vital d’une société qui a confiance. C’est la seule issue. Il ne faudra pas trop attendre des États, ni de l’Union. Les États surendettés ont beaucoup fait, ils sont à bout de souffle, ils vont se consacrer à la guerre. L’Union elle-même n’aura plus les mêmes moyens. L’entrée de l’Ukraine la changera de surcroît profondément dans un sens inconnu. Il faut donc se tourner vers les sociétés civiles pour trouver la force qui permettra à nos enfants de vivre ce siècle sans se dire qu’ils sont déjà condamnés. Cela suppose qu’ils puissent et qu’ils aient envie de crier le nom de Liberté beaucoup plus fort qu’aujourd’hui. Au point de se battre pour elle comme le font les Ukrainiens. Liberté ! Liberté d’entreprendre sa vie ! Liberté d’oser !

Dans ce paysage, il y a plusieurs bonnes nouvelles en France : notre État-providence est déficitaire, certes, mais il est aussi le plus généreux du monde. Il n’y a en France aucun risque à prendre des risques. Vous serez soignés, vos parents seront soignés, vous serez aidés, vos parents aussi. Vous ne tomberez pas. Donc vous pouvez entreprendre et naviguer vos vies. Allons plus loin : c’est parce que nous sommes protégés que nous devons agir en risque. Allons encore plus loin : si nous ne prenons pas la liberté extraordinaire que la société nous donne, l’État-providence restera infinançable car la création de valeur sera insuffisante.

Dans le moment que nous vivons, la liberté n'est pas un acquis, c'est un devoir

Dans le moment que nous vivons, la liberté n’est pas un acquis, c’est un devoir. Cela tombe bien, la vague entrepreneuriale française est puissante. Un tiers des adultes sont soit entrepreneurs, soit l’ont été, soit sont intentionnistes. À la BPI, nous le vivons tous les jours. Notre État est depuis quinze ans réellement et sincèrement attaché à soutenir ces entrepreneurs. Pour eux les infrastructures sont bonnes, les financements disponibles, l’encouragement constant. De leur côté, ils apportent quelque chose qui manque à beaucoup de nos concitoyens, français et européens : ils croient en la possibilité de s’accomplir, et ils croient au progrès. Ils croient « quand même ».

Mais le parti de la liberté est fragile. La société européenne est conservatrice et ceci se mesure notamment à son taux d’épargne : 14%, contre 4% aux États-Unis. Comment gravir les quatre sommets de la guerre, du climat, du vieillissement et de l’immigration avec une société qui thésaurise ? Il faut ensuite déréguler. Dérégulation, mot honni des années 1980, c’est le bon mot, car il va au-delà du fait de simplifier. Dans le nouveau cycle de 30 ans qui commence, qui est une longue course contre la montre où la vitesse fera la différence, il est suicidaire de ralentir les forces vives du continent en voulant créer une société idéale par une pluie de normes. Ensuite, il faut protéger l’entrepreneur lorsqu’il est établi que les deux empires, Chine et USA, sont devenus protectionnistes. Enfin, il y a le sujet, spécifique à la France, de la dérive des dépenses sociales. Comme une marée lunaire, l’eau monte.

Nos gouvernants ne sont pas incompétents, ils sont démunis, en démocratie, face à la pression de la compassion et à la multiplication des chocs

Les gouvernants font ce qu’ils peuvent pour colmater les digues, rien n’y fait. C’est que notre système de digues n’est pas bon. Nous étions proches d’atteindre nos objectifs en 2020, et voilà que vient la pandémie. Aujourd’hui, le Doliprane de nos parents est payé par l’endettement de nos petits-enfants. Scandale moral ! Il est illusoire de penser que nous allons réussir demain là où nous avons échoué hier. Nos gouvernants ne sont pas incompétents, ils sont démunis, en démocratie, face à la pression de la compassion et à la multiplication des chocs.

Il est maintenant prioritaire de construire un barrage brutal, comme l’ont fait les Allemands avec leur frein constitutionnel. C’est la seule solution pour pérenniser notre État-providence, qui est le vrai patrimoine des gens. Sinon notre dette montera fatalement à 130% du PIB et, au détour d’une crise de la zone euro, nous serons pulvérisés sans retour par une double dévaluation, interne et externe. La belle épargne improductive accumulée d’année en année, et qui aura essentiellement servi à financer les déficits, ne vaudra plus rien. Malheur à ceux qui verront cela.

La valeur du siècle, celle qui peut engendrer l'élan psychique dont nous avons besoin en Europe, c'est la liberté

Pour relever autant de défis il faut aller chercher la ressource là où elle est, dans les profondeurs de la société. Il va falloir prendre beaucoup plus de risques. Il va falloir faire de grands efforts et moins demander aux États. L’économie des entrepreneurs, base d’une prospérité de masse, est la solution. Et la valeur du siècle, celle qui peut engendrer l’élan psychique dont nous avons besoin en Europe, c’est la liberté. Non seulement comme droit, mais aussi comme devoir. Celui de se bouger et de s’accomplir, pour le bien commun.

Lien vers la tribune publiée sur le site du Figaro