Entretien I Le directeur général de Bpifrance, bras armé de l'Etat pour soutenir l'innovation et les start-up industrielles, revient sur la réindustrialisation en cours et les défis à surmonter.
Entretien avec Nicolas Dufourcq, publié dans l'édition de l'Usine Nouvelle de mars 2025 : "Première Usine, Objectif surive", par Anne-Sophie Bellaiche et Marion Garreau.
De nombreuses start-up industrielles censées renouveler le tissu productif sont en difficulté. Peut-on parler d'un échec de la réindustrialisation?
Non, c'est trop tôt pour parler d'un échec. Innover, c'est dur. "A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire." Il existe toujours un taux d'échec important dans les start-up, c'est constitutif du modèle. Que ce soit en France, en Israël, en Finlande ou en Suède.
Mais avec l'intensité en capital de l'industrie, ce sont des échecs plus conséquents...
Il y a surtout une extrême impatience, liée au fait que la réindustrialisation est vraiment devenue un désir collectif, renforcé avec le Covid par des préoccupations de souveraineté. C'est un consensus national, u point GPS très puissant pour les gens et partagé. Et il y a un nombre limité d'usines sous les "spolithgts". Quand l'une d'elles connaît des difficultés, ça se voit beaucoup. Mais des centaines de sites sont en train de se monter dans le recyclage, le biocontrôle, les biofertilisants. Nous venons de réinvestir chez Lactis, Aura Aero va trouver du capital pour construire son usine, Core Biogenesis industrialise sa bioproduction de protéines, Alice&Bob va produire son ordinateur... Il y a plein d'exemples.
Comment analysez-vous les gros échecs?
Rappelez-vous, il y a dix ans, il y avait deux stars qui permettaient de croire au succès de la french tech. Criteo et Withings, dans les balances et montres connectées. Criteo s'est fait largement disrupté avec la crise des cookies. Cette boîte, qui était un prophète de l'Evangile de la renaissance française dans la tech, existe encore mais n'a pas connu le succès d'un Spotify. Idem pour Withings : on y a mis du capital, l'entreprise était des discours de tous les politiues. Et puis un jour, elle a été vendue à Nokia. Catastrophe nationale ! Mais vous voyez bien, avec le recul : ce n'est pas parce qu'on a vendu Withings et que Criteo est entré dans l'ombre de la french tech, que ça a été un échec. D'autant plus que Withings a depuis retrouvé son indépendance. Un narratif auquel il faut faire attention est en train de se jouer dans les affaires Ynsect ou Angell. Et on pourrait y ajouter les difficultés d'ACC. Mais chaque entreprise est un cas particulier.
Où en est-on avec Ynsect, la start-up de protéines d'insectes dont Bpifrance est actionnaire ?
Il y a des négociations avancées pour faire entrer un fonds ou un partenaire stratégique. Leur infrastructure industrielle est juste incroyable. L'histoire n'est psa encore écrite et on se bat comme des chiens. Pourquoi a-t-on brûlé beaucoup de capital dans Ynsect ? D'abord, le démarrage a été long car le choix a été fait de construire une usine verticale plutôt qu'horizontale. Ensuite, il y a l'insecte lui-même, un peu plus gras que celui d'un concurrent comme Innovafeed, ce qui fait que les machines de broyage se grippent plus vite. Ce sont des technologies nouvelles, sur des industries nouvelles, avec des composants nouveaux. Et il faut trouver à la fin des clients prêts à payer. Pour réussir, il faut aligner beaucoup d'étoiles, mais c'est possible. C'est beaucoup moins risqué de réaliser l'extension d'une PMI ou de lancer une nouvelle activité dans un grand groupe qui connaît l'industrie dans toute sa complexité. Les start-up industrielles doivent tout apprendre du jour au lendemain. Et les cathédrales comme ACC, Verkor, Holosolis, GravitHy demandent énormément de capitaux et sont aussi super risquées. Une start-up industrielle, c'est la complexité d'une start-up digitale au cube. Il y a beaucoup de vallées de la mort à franchir. Ca n'est simple pour personne, les Chinois ont connu les mêmes problèmes ; simplement, ils ont la masse. Quand vous êtes 1,4 milliard et que vous avez 1 000 milliards de dollars d'excédent commercial, vous pouvez vous payer un taux de mortalité considérable. Nous n'avons pas la masse, donc il faut être sélectif dans les projets. C'est ce que nous avons fait avec l'appel à projets Première Usine : nous avons reçu 450 candidatures pour 78 lauréats. La leçon que je tire de tout ça, c'est que la réindustrialisation n'est pas en cause, mais qu'elle va prendre du temps. On a détruit l'usine française en vingt ans, on ne va pas la reconstruire en deux ans. La désindustrialisation est quand même stoppée. Aujourd'hui, il ne faut pas se décourager, on est couvert de boue mais on continue. Après, il y a des accidents industriels, comme les vélos Angell. Ca arrive.
Sait-on encore faire des usines en France ?
Quand on a désindustrialisé, on a perdu des savoir-faire : des ingénieurs méthodes, des techniciens de première bourre qui résolvaient les problèmes sur le sol de l’usine. On a même perdu des banquiers habitués à financer l’industrie. Ceux de l’agence du coin, qui savaient lire un plan d’usine, sont partis à la retraite. Réindustrialiser, c’est rebâtir tout le château de cartes. C’est possible et c’est vital pour la France, car si on n’arrive pas à remonter les maillons de la chaîne, à un moment, on ne saura plus faire non plus des sous-marins et des avions de chasse.
Les enjeux environnementaux semblent moins prioritaires. Est-ce un risque pour la myriade de greentechs qui se sont créées ?
Il y a toujours chez les Français une angoisse autour de l’alimentation, des pesticides, du réchauffement de la planète, de la perte de biodiversité… Je ne pense pas que cela change, même s’ils n’achètent pas des véhicules électriques pour autant. Donc, pas de recul là-dessus. Dans l’agenda gouvernemental, c’est sûr que les restrictions budgétaires font qu’on en parle un peu moins. Mais nous ne sommes pas dans un virage trumpien à 180 degrés. Quant aux entreprises, nous avons réalisé 6000 missions de décarbonation chez les PME. Donc oui, il y a un gros marché pour toutes les technologies de décarbonation, l’électrification, les bureaux d’études, le biocontrôle. Cela ne change pas.
Pour trouver des financements, le marché unique européen de capitaux est-il la solution ?
Est-ce vraiment le sujet ? Aujourd’hui, rien n’interdit à un fonds de pension néerlandais d’investir dans une start-up française. Ce qui bloque, c’est Solvency II, cette réglementation imposée aux assureurs fait qu’ils ne peuvent pas mettre, grosso modo, plus de 2% en private equity. Nous, nous créons des fonds de venture industriel comme SPI, mais nous avons du mal à trouver les investisseurs privés permettant aux fonds de lever jusqu’à 1 milliard ou même seulement 500 millions d’euros. Les assureurs qui ont de l’argent sous gestion n’en mettent pas et les fonds de pension européens sont en général ultraconservateurs. Vous ne les trouverez pas dans le tour de table de l’entreprise du quantique Alice & Bob, par exemple.
Est-ce dangereux que ce type d’entreprise ne soit pas financée par des Européens ?
En l’occurrence, c’est le fonds souverain du Qatar, via le fonds franco-qatari géré par Bpifrance. On va chercher des capitaux à l’étranger, on les met dans nos instruments et on décide où on alloue ce capital. Moi, je suis bien content qu’ils soient là ! Je préférerais des Suisses ou des Italiens, ce serait plus simple. Mais encore une fois, ce n’est pas parce que vous allez faire l’Union des marchés de capitaux que vous allez avoir du jour au lendemain des grandes maisons d’investissement de capital-risque industriel en Europe.
Retrouver l'entretien dans l'édition de l'Usine Nouvelle de mars 2025 :
"Première Usine, Objectif surive"
Retrouver l'entretien republié sur le site de l'Usine Nouvelle le 3 avril 2025 :
«On a détruit l’usine française en vingt ans, on ne va pas la reconstruire en deux ans», prévient Nicolas Dufourcq